IRSST - Institut de recherche Robert-Sauvé en santé et en sécurité du travail

Évaluation de l’impact de la coexposition sur les biomarqueurs d’exposition aux pesticides pyréthrinoïdes chez les travailleurs agricoles

Résumé

Il existe peu de données publiées sur l'impact de la coexposition sur la toxicocinétique des pesticides chez les travailleurs agricoles, nécessaires pour une interprétation adéquate des données de biosurveillance de l’exposition. La présente recherche a visé à évaluer l’impact de la coexposition sur les niveaux de biomarqueurs d’exposition aux pesticides pyréthrinoïdes chez les travailleurs agricoles. Le pyréthrinoïde lambda-cyhalothrine (LCT) et le fongicide captane ont été utilisés comme pesticides sentinelles, puisqu’ils sont largement employés en culture agricole.

Dans le volet 1, les profils temporels individuels des biomarqueurs d'exposition à la lambda-cyhalothrine ont été comparés chez des opérateurs après un épisode de pulvérisation de la lambda-cyhalothrine seule ou en combinaison avec le captane dans des champs de fraises. Des applicateurs ont fourni toutes les urines sur une période de trois jours après pulvérisation d'une formulation pesticide contenant de la lambda-cyhalothrine seule ou mélangée à du captane, et dans certains cas, après être retournés dans le champ traité. Les métabolites de la lambda-cyhalothrine ont été mesurés dans tous les échantillons d'urine, en particulier l'acide 3-(2-chloro-3,3,3-trifluoroprop-1-én-1-yl)-2,2-diméthyl-cyclopropanecarboxylique (CFMP), l'acide 3-phénoxybenzoïque (3-PBA) et l'acide 4-hydroxy-3-phénoxybenzoïque (4-OH3PBA). Sur les 14 applicateurs recrutés, il a été possible d'établir les profils d'excrétion urinaire des métabolites pour 25 épisodes d'application. L’analyse comparative a montré qu’il n'y avait pas de différences évidentes dans les profils temporels individuels des concentrations de métabolites (CFMP, 3-PBA, 4-OH3BPA) et dans l'excrétion cumulative après une exposition à la lambda-cyhalothrine seule ou en combinaison avec le captane. Pour la plupart des travailleurs et des scénarios d'exposition, le CFMP était le principal métabolite excrété, mais l'évolution temporelle du CFMP dans l'urine ne suivait pas toujours celle du 3-PBA et du 4-OH3BPA. Étant donné que ces derniers métabolites sont communs à d'autres pyréthrinoïdes, cela suggère que certains opérateurs ont été coexposés à des pyréthrinoïdes autres que la lambda-cyhalothrine. Pour plusieurs travailleurs et scénarios d'exposition, les valeurs de CFMP ont augmenté dans les heures suivant la pulvérisation. Cependant, pour de nombreux opérateurs de pesticides, d'autres pics de CFMP ont été observés à des moments plus tardifs, indiquant que des tâches autres que la pulvérisation de formulations contenant de la lambda-cyhalothrine ont contribué à cette exposition accrue. Selon les réponses aux questionnaires, ces tâches étaient principalement la manipulation ou le nettoyage de l'équipement utilisé pour la pulvérisation ou encore le travail ou l’inspection dans les champs traités.

Dans le volet 2, une étude transversale de l’impact de la coexposition par rapport à d’autres facteurs sur la mesure de biomarqueurs chez des travailleurs a été réalisée. Ce volet a impliqué un échantillonnage chez un plus grand nombre de travailleurs, par rapport au volet 1, mais a reposé sur moins de mesures biologiques par travailleur. Des analyses statistiques multivariées ont servi à évaluer la contribution de la coexposition par rapport à d’autres facteurs dans la variabilité des niveaux de biomarqueurs d’exposition. Contrairement au volet 1 qui ciblait surtout les applicateurs, 87 travailleurs affectés à différentes tâches (application, désherbage, cueillette) ont été recrutés en visant une homogénéité entre travailleurs exposés à la lambda-cyhalothrine seule ou coexposés au captane. Les travailleurs recrutés ont fourni deux collectes urinaires de 24 h consécutives suivant un épisode d’application de la lambda-cyhalothrine seule ou en combinaison avec le captane ou un travail dans les champs traités, ainsi qu’une collecte témoin. Tout comme dans le volet 1, les concentrations de biomarqueurs d’exposition à la lambda-cyhalothrine ont été mesurées dans les échantillons.
Les déterminants potentiels de l’exposition établis dans une étude antérieure, incluant la tâche effectuée et des facteurs personnels documentés par questionnaire, ont été considérés. Les analyses multivariées ont montré que la coexposition n’avait pas d’effet statistiquement significatif sur les niveaux urinaires de 3-PBA et de CFMP observés. La variable « temps », représentant les mesures biologiques répétées et définies comme variable intrasujet, était un prédicteur significatif des niveaux biologiques observés de 3-PBA et de CFMP. Seule la tâche professionnelle principale était associée significativement aux niveaux urinaires de 3-PBA et de CFMP. Comparativement à la tâche de désherbage ou de cueillette, la tâche d’application de pesticides était globalement associée à des concentrations urinaires de 3-PBA et CFMP plus élevées.

Dans le volet 3, un modèle toxicocinétique spécifique à la lambda-cyhalothrine a été utilisé pour simuler les données cinétiques de biomarqueurs chez les travailleurs exposés au pesticide seul et en coexposition. Les paramètres du modèle ont été déterminés par une nouvelle méthodologie combinée de résolution numérique des équations différentielles et de recherche des paramètres du modèle. Les paramètres du modèle ont été optimisés à partir de données publiées chez des volontaires exposés à la lambda-cyhalothrine seule dans des conditions contrôlées. Cette modélisation a été utilisée pour déterminer les variations nécessaires dans les valeurs de paramètres clés du modèle afin d'obtenir une adéquation des simulations aux données observées chez les travailleurs en cas de coexposition, par une analyse de sensibilité. Le modèle a simulé adéquatement les profils temporels de métabolites urinaires chez les travailleurs utilisés après coexposition, sans avoir à modifier les paramètres du modèle par rapport à une exposition à la lambda-cyhalothrine seule, montrant l’absence d’impact significatif de la coexposition par rapport à la variabilité biologique. Des simulations Monte-Carlo ont également été réalisées à l’aide du modèle pour obtenir les possibilités de doses absorbées reconstruites pour chaque travailleur, à partir des quantités du métabolite plus spécifique CFMP mesurées dans l’urine, et ce pendant toute la période de suivi biologique. Les résultats des doses journalières reconstruites chez les applicateurs et les autres travailleurs agricoles affectés au désherbage ou à la cueillette ont été comparés à la valeur de référence Acceptable Operator Exposure Level (AOEL) établie par la Commission européenne (ESFA). À partir des valeurs possibles de doses journalières reconstruites pour un même travailleur, le pourcentage de valeurs dépassant la AOEL a été calculé. Les simulations indiquent que les applicateurs avec les concentrations urinaires les plus élevées ont une probabilité de dépassement de l’AOEL à certains moments pendant la période de suivi biologique. A contrario, le nombre (pourcentage) de travailleurs affectés au désherbage ou à la cueillette ayant une probabilité de dépassement de l’AOEL dans les jours suivant un travail dans un champ traité est très faible. La modélisation a également permis d’établir une valeur de référence biologique de 116 ng CFMP/kg pc/jour ou 7,5 µg CFMP/L d’urine correspondant à la valeur de l’AOEL et pouvant servir de seuil d’intervention.

En somme, l’ensemble des trois volets a fait ressortir l’absence d’impact de la coexposition sur les concentrations de biomarqueurs d’exposition, aux niveaux d’exposition observés chez les travailleurs à l’étude dans la culture de la fraise. L’étude a aussi confirmé des données précédentes qui suggéraient que les applicateurs étaient plus exposés que les travailleurs affectés à des tâches dans les champs comme le désherbage et la cueillette. Certains applicateurs étaient aussi plus exposés que la population générale et avaient des niveaux qui avaient une probabilité de dépasser la valeur limite d’exposition AOEL prescrite par l’EFSA. Cependant, les autres travailleurs affectés au désherbage et à la cueillette avaient peu de probabilité de dépasser cette valeur