IRSST - Institut de recherche Robert-Sauvé en santé et en sécurité du travail

La transmission des savoirs de métier et de prudence par les travailleurs expérimentés - Comment soutenir cette approche dynamique de formation dans les milieux de travail

Résumé

Dans les économies développées telles le Québec, on assiste à un vieillissement de la population active et à un départ anticipé à la retraite de la génération du baby-boom ainsi qu'à l'arrivée de nouveaux personnels. Bien que ces départs à la retraite aient toujours fait partie de la réalité des organisations, le contexte actuel laisse entrevoir des problèmes importants au plan de la façon d'effectuer la transition et d'assurer la continuité de la mémoire organisationnelle. Dans ce contexte la question de la transmission des savoirs de métier se pose avec la plus grande acuité et les travailleurs vieillissants peuvent être appelés à occuper un rôle déterminant à ce sujet. Ce projet s'intéresse à ce rôle des travailleurs vieillissants. Il vise à identifier les conditions qui soutiennent la transmission de ces savoirs. En plus des conditions favorables, il vise aussi à identifier les obstacles à la transmission afin de prévenir une perte d'expertise et l'exposition aux risques pour la santé et sécurité au travail (SST) des personnels de tous âges.

Cette recherche interdisciplinaire comprend des études de cas enchâssées de quatre métiers : les techniciens du cinéma, les auxiliaires familiales et sociales (AFS), les infirmières de soins à domicile, les aides à l'alimentation. Ces métiers ont été sélectionnés selon les critères suivants : un haut risque reconnu pour la SST; la présence d'une main-d'oeuvre vieillissante; une certaine connaissance de l'activité de travail et des stratégies de travail développées dans ces métiers par les chercheurs; l'intérêt et la demande provenant du milieu. Ils ont aussi été choisis parce qu'ils permettent de comparer des métiers de production et des métiers de service, des formes plus ou moins atypiques de travail de même que des organisations plus ou moins structurées. Pour rendre compte de cette problématique complexe, les données recueillies proviennent de différentes sources : 19 entrevues individuelles auprès de gestionnaires et de représentants du personnel; 40 entrevues auprès d'employés expérimentés et novices; 23 jours d'observations de l'activité de travail et de l'activité de transmission; observation de 15 réunions de travail de divers types auxquelles ont participé des AFS et des infirmières de soin à domicile; 5 entrevues collectives; observation de quatre journées de formation professionnelle; documents administratifs; données de main-d'oeuvre, de lésions professionnelles et d'absence pour problèmes de santé au cours des dernières années. De plus, des comités de suivi locaux de même qu'un comité de suivi global de la recherche ont été constitués.

Les résultats indiquent que l'apprentissage d'un métier est un processus complexe qui dure tout le long de la vie professionnelle. Même dans le cas où des formations professionnelles existent, celles-ci ne suffisent pas. En effet, les savoirs de métier et de protection se développent principalement en étant confrontés à des situations concrètes de travail. Cette confrontation peut être plus ou moins longue selon le métier pour arriver à en maîtriser toutes les facettes. Ainsi, le novice en arrivant dans un milieu de travail doit bâtir son expertise qui est située par rapport au contexte particulier du travail. C'est à ce moment que les travailleurs expérimentés peuvent jouer un rôle fondamental dans les organisations parce qu'ils ont développé cette connaissance qui tient compte du contexte.

Dans le cadre de la présente étude, c'est une approche d'identification de situations d'action caractéristiques (SAC), centrée sur le contexte de travail et la mobilisation des savoirs nécessaires à leur réalisation plutôt que sur leur typologie, qui a été retenue. Les SAC sont des situations particulièrement critiques pour la réalisation du travail, elles reviennent fréquemment et leur maîtrise se développe par un apprentissage en contexte. En effet, les formations formelles, lorsqu'elles existent, ne préparent pas à la réalisation de ces SAC. C'est donc sur le tas que les novices doivent apprendre à le faire. L'analyse de ces SAC permet de mettre en lumière la complexité des savoirs mobilisés qui sont nécessaires pour arriver à les réaliser. Ces savoirs visent des objectifs multiples d'efficacité du travail, de qualité du produit ou du service, et de protection de sa propre santé et de celle des autres. Ces situations s'avèrent riches en savoirs de métiers et de prudence qui se manifestent de façon imbriquée, et qui relèvent de dimensions technique, relationnelle et organisationnelle du travail qui sont importantes pour la transmission. L'analyse de ces SAC permet aussi de mettre en évidence les stratégies qui sont mises en oeuvre par le personnel de même que les compromis qui sont faits par les individus pour tenir compte du contexte particulier de leur réalisation. Or, ces compromis évoluent au fil du temps, car ils dépendent des contraintes du travail, de même que de l'état de santé et de fatigue des travailleurs ainsi que, dans les métiers de services, des particularités des clientèles et de leurs évolutions. Ainsi, le fait qu'un novice et un expérimenté soient mobilisés ensemble dans une situation d'action caractéristique (SAC) permet à celui-ci de transmettre ses savoirs, ses stratégies et les compromis qu'il a élaborés avec l'expérience du travail de même que les pourquoi de ces choix. Cette approche par SAC permet de faciliter la verbalisation des savoirs parce qu'elle est centrée sur des situations qui surviennent réellement dans le travail.

Un autre constat de l'étude est que l'activité de transmission, qu'elle soit formelle ou non, présente une dimension collective qui est incontournable. En effet, l'activité de transmission se construit dans une dynamique de relation en binôme entre le travailleur expérimenté et le novice, mais, également, avec un collectif de travail fort et stable. Ces deux facettes de la transmission sont indissociables.

L'étude montre aussi que les travailleurs les plus anciens ont un rôle central dans la transmission des savoirs et l'intégration des novices. Ils se soucient de transmettre leurs savoirs et de contribuer à assurer une relève. Ils ont plusieurs choses à dire sur leur travail et veulent le faire. Pour cela, ils élaborent de multiples stratégies de transmission. Ce besoin de transmettre des travailleurs plus âgés peut être mis à profit par les organisations si celles-ci les outillent et leur confient ce nouveau rôle. D'autre part, les novices ont aussi un rôle à jouer dans l'apprentissage du métier. Plus le novice adopte des comportements se conformant à la culture du métier, plus vite il est intégré au sein du collectif de travail, et c'est l'accès à ce collectif qui lui ouvre ensuite la voie vers des occasions d'apprentissage par la transmission.

La rencontre et la possibilité d'échanger sur le métier sont des conditions essentielles à la transmission. Ainsi, si ces moments et ces lieux d'échanges sont réduits cela affecte directement la transmission. L'activité de transmission est opportuniste en ce sens que dans une situation particulière, les expérimentés tendent à transmettre des savoirs généralisables à des situations similaires ou à ouvrir à des déterminants plus lointains qui expliquent la situation afin d'élargir le champ des connaissances des novices. La transmission est aussi opportuniste dans le sens que les nouveaux profitent de certaines situations pour se faire valoir auprès des expérimentés, pour que ceux-ci acceptent de leur transmettre leurs savoirs comme nous l'avons vu en cuisine et au cinéma.

En plus des lieux et des moments, plusieurs déterminants organisationnels peuvent influencer la transmission. Parmi ceux-ci on retrouve notamment l'importance des contraintes temporelles, de la charge de travail et de la gestion des ressources humaines particulièrement en ce qui a trait à l'aménagement des conditions d'accueil et d'orientation des novices et du soutien des personnels expérimentés. Des éléments tels que l'innovation organisationnelle, la formation et la flexibilité peuvent également jouer un rôle déterminant. De plus, nos résultats montrent que la prévention des problèmes de SST est abordée dans la transmission mais qu'elle relève davantage d'initiatives individuelles que de mécanismes formels dans les organisations.

Cette étude montre que les déterminants influençant la transmission qui se situent à différents niveaux organisationnels, sont interdépendants, et que moins les niveaux supérieurs de l'organisation sont engagés à soutenir la transmission, plus la charge ou la responsabilité revient aux individus et aux gestionnaires de proximité qui sont à ce moment-là les seuls à pouvoir influencer la situation. Cependant, les observations ont révélé, en cours de recherche, qu'il est possible de mettre en place des mesures visant à atténuer l'effet défavorable de certains aménagements organisationnels.

L'étude laisse entrevoir des coupures possibles de transmission. Ce n'est pas nécessairement parce que les travailleurs expérimentés ne veulent pas s'impliquer, les raisons semblent plus provenir d'une certaine détérioration dans le travail. Cette coupure de transmission relève plus de questions de définition de métier, de valeurs et de problèmes éthiques. Dans le contexte actuel de vieillissement de la main-d'oeuvre et de vague d'embauche importante, c'est une question très préoccupante.

Cette étude a aussi permis de faire évoluer le schéma conceptuel des différents déterminants de la transmission au travail. Enfin, plusieurs suggestions d'aménagements organisationnels de même que diverses pistes de recherche à entreprendre sont proposées.

Informations complémentaires

Catégorie : Rapport de recherche
Auteur(s) :
  • Esther Cloutier
  • Pierre-Sébastien Fournier
  • Élise Ledoux
  • Isabelle Gagnon
  • Annette Beauvais
  • Claire Vincent-Genod
Projet de recherche : 0099-5910
Mis en ligne le : 07 août 2012
Format : Texte